Pourquoi le concept du califat fascine-t-il les néo-djihadistes ?
En novembre 2013, lorsque le leader de Daech, Abou Bakr al-Baghdadi, a osé désobéir au chef d’al-Qaida, Ayman al-Zawahiri, qui venait de lui ordonné de quitter la Syrie pour limiter les activités de son organisation au seul territoire irakien, personne n’aurait parié que l’héritier de Zarqawi allait l’emporter face au successeur de Ben Laden.
Pourtant, en l’espace d’à peine un an, l’illustre inconnu qu’était al-Baghdadi, inexpérimenté et dépourvu de tout charisme, est parvenu à éclipser celui qui régnait en stratège incontesté du djihad mondial, à l’ombre de Ben Laden, durant un quart de siècle, avant de lui succéder en 2011.
Durant quatre années, de l’été 2014 au printemps 2018, Daech a régné en maître incontesté sur la mouvance djihadiste mondiale. En captant l’afflux de milliers de candidats au djihad, cette nouvelle entité a réussi l’exploit de vampiriser la toile mondialisé des réseaux djihadistes que l’organisation Ben Laden a tissé durant un quart de siècle.
Or, cette OPA opérée par Daech au détriment d’al-Qaida est tout sauf un accident de parcours. Elle s’explique essentiellement par un acte fondateur annonçant la création de Daech comme étant une « restauration du califat ». Annonce que l’organisation al-Baghdadi a savamment accompagné d’une mise en scène symbolique qui frappa les esprits, à travers la destruction au bulldozer du poste frontalier syro-irakien d’al-Qaïm, le 21 juin 2014.
Cette acte symbolique a été présenté comme étant une abolition des frontières héritées des accords Sykes-Picot et un retour du « vertueux califat », à travers l’instauration de l’« Etat Islamique » daechien qui va, très vite, étendre son autorité sur un vaste territoire englobant près de 40 % de l’Irak, (environs 170 000 km2) et 33 % de la Syrie (plus de 60 000 km2).
Le lien établi par la propagande daechienne entre la destruction de l’héritage Sykes-Picot et la restauration du califat visait délibérément à raviver une blessure narcissique profondément ancrée dans l’imaginaire du monde islamique contemporain.
En effet, cette blessure narcissique de l’islam contemporain se cristallisa d’avantage autour des accords de Skyes-Picot que sur l’abolition du califat, à proprement dit, par Mustafa Kemal Ataturk, en mars 1924.
L’empire ottoman avait atteint un tel degré d’impopularité qu’il n’était plus perçu par les peuples musulmans, hors Turquie, comme un califat, mais comme une Régime d’oppression et d’occupation dont il fallait s’émanciper.
Or, en lieu et place du « droit des peuples à l’autodétermination » promis par la Société de Nations à l’époque, le démantèlement de l’empire ottoman, décidé au lendemain de la première guerre mondiale, a donné lieu à un redécoupage secret des provinces ottomanes non turques, en zones d’influences contrôlées par les nouvelles puissances occidentales.
C’est ainsi que les cartes du Moyen-Orient furent redessinées à travers les accords de Sykes-Picot. Et dans l’imaginaire islamique contemporain, ces accords ne symbolisent pas seulement le partage, au profit des puissances européennes, de l’héritage de « l’homme malade » ottoman dont personne ou presque ne regrette l’extinction. Ils sont perçus d’avantage comme étant le point de rupture marquant le déclin de la puissance impériale du monde musulman définitivement supplantée par la suprématie militaire, scientifique et politiques des nouveaux empires coloniaux européens.
Depuis la Nahda (Renaissance), née dans le sillage d’expédition Bonapartiste en Égypte (1709 – 1801), la question du « progrès de l’Occident » et de la « régression des musulmans » constitue une préoccupation centrale de tous les mouvements réformateurs ou révolutionnaires dans le monde arabo-musulman, qu’ils soient d’obédience nationaliste ou islamiste.
De cette problématique (Progrès de l’Occident / Régression du monde musulman) est née une profonde blessure narcissique qui génère chez les masses musulmanes un étrange rapport de fascination / répulsion à l’égard de la modernité occidentale.
Comme tous les autres peuples, les pays musulmans sont de fervents adeptes des avancées scientifiques et technologiques nées de la modernité occidentale. Par contre, à l’exception d’une minorité d’élites laïques et occidentalisés, la pensée rationaliste et les valeurs humanistes qui constituent les fondement de cette modernité sont perçues par les masses musulmanes, à dominante conservatrice, comme étant une « aliénation culturelle », voir un « néo-colonialisme » occidental.
Et comme échappatoire à ce dilemme de la fascination / répulsion à l’égard de la modernité occidentale, les mouvements islamistes font miroiter aux masses musulmanes le mirage d’un retour à l’âge d’or du califat, qui a vu la civilisation islamique rayonner sur le monde.
Les néo-djihadistes daechiens constituent l’illustration la plus caricaturale de cette vision fantasmée de la « restauration du califat » envisagée comme une alternative à la suprématie occidentale.
Ainsi, les combattants daechiens constitués à majorité de jeunes gens sortis des meilleures universités occidentales, dont certains sont nés et ont grandi en Occident-même, manient à merveille les outils technologiques modernes, notamment dans le domaine de la communication numérique. Mais, ils œuvrent à retourner ces outils technologiques contre les valeurs et les sociétés occidentales qui le ont produit. Et ce au nom d’un pensée passéiste (salafiste) qui est aux antipodes de la modernité qui produit les avancées technologiques dont ils raffolent !